Vie des fantômes, Le fantastique au cinéma de Jean-Louis Leutrat (1994)
L'idée la plus séduisante de Jean-Louis Leutrat est ici le parallèle entre fantastique et comédie. Voir sa comparaison saisissante, qu'il emprunte au critique Petr Kràl, entre Les Oiseaux d'Hitchcock et Seven chances de Buster Keaton. Dans le deuxième film, remarque Kràl, "Lorsque les mégères remplissent dans son dos (celui de Keaton) une église vide, la scène est aussi effrayante que la première apparition, chez Hitchcock, des oiseaux meurtriers. (...) Là, des fils télégraphiques couverts d'oiseaux, ici, une église remplie à craquer." Mais l'exemple le plus évident de cette correspondance entre genres est Docteur Jerry et Mister Love de Jerry Lewis, version comique de l'histoire terrible du Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson. L'incursion de Leutrat dans des domaines extra-fantastiques ne s'arrête d'ailleurs pas à la comédie. Il s'en explique par ces mots : "Par fantastique du cinéma, il faut entendre ce qu'il y a dans le dispositif lui-même ainsi que les effets fantastiques produits par le cinéma avec les moyens qui sont les siens." Autrement dit, une autre singularité de ce livre subtil, truffé de citations qui vont de la littérature à la philosophie, est de démontrer insidieusement que le cinéma dans son ensemble est un art fantastique. Ainsi, tous les personnages sont des spectres. Comment peut-on se fier à un personnage dont un simple duplicata un ectoplasme ! précède sa vraie image à l'écran ? "Dans India song de Marguerite Duras, un personnage entre dans le champ, puis il y pénètre une seconde fois : la première image de lui n'était qu'un reflet (dans un miroir)." Leutrat compose donc un ouvrage qui décline les figures d'une poétique du cinéma. Poésie naissant non seulement des effets visuels typiques du fantastique, mais aussi des lieux symboliques et des objets fétiches, dont la seule présence transmet un sentiment d'inquiétante étrangeté (l'Unheimlichkeit chère à Freud). Même une simple porte : "Au-delà de la porte, comme au-delà du pont, c'est le pays des fantômes", ou, reprenant Roland Barthes, la porte "exprime d'une façon menaçante à la fois la contiguïté et l'échange, le frôlage du chasseur et de sa proie."
Mais Vie des fantômes n'explore que le versant poétique du fantastique ; professeur d'esthétique du cinéma, Leutrat n'a rien d'un clinicien. Le fantastique est certes le genre le plus métaphysique et aérien du cinéma, chose amplement prouvée par la référence constante aux œuvres du maître du hors-champ Jacques Tourneur, notamment à La Féline, ou à d'autres productions mythiques de Val Lewton. Cependant, pour paraphraser Kundera, on peut regretter parfois l'"insoutenable légèreté" de cette pénétration poétique et littéraire. Le fantastique a également une pesanteur, une dimension triviale : l'horreur a quelque chose d'intolérablement explicite ; elle flirte avec l'obscénité. Or, non seulement Leutrat ignore l'évolution de ce cinéma vers l'épouvante et le gore à partir des années 70, mais il évoque le mythe du vampire en faisant l'impasse sur la dominante largement érotique de ce phénomène. Si l'on peut parfois déplorer la vulgarité du fantastique actuel, qui laisse peu de place au rêve, certaines figures d'hier n'ont-elles pas une parenté saisissante avec celles d'aujourd'hui ? Ainsi, dans un chapitre consacré à "l'impression d'inhumanité" que dégagent certains personnages troubles, comme Kim Novak dans Vertigo, Leutrat note qu'ils ressemblent à un insecte prédateur comme la mante religieuse. Pourquoi ne pas étendre cette idée au cinéma présent ? Cette figure de mante religieuse esquissée dans Vertigo n'aboutit-elle pas au monstre gothique d'Alien, infiniment moins romantique que la Madeleine d'Hitchcock, mais tout aussi troublant ? Car cette figure incarne toute l'énigme du cinéma : comme le monstre, Madeleine est une reproduction hystérique de l'humain, un leurre total et sans âme. Vertige du même, du double, de l'insaisissable, de l'imitation de la vie.
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